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dimanche 15 mars 2020

UNE HISTOIRE SANS FIN : LE REMPLACEMENT DU BRADLEY

Entré en service en 1981, le Bradley a fait l’objet de nombreux programmes de revalorisation et de modernisation au cours de sa vie opérationnelle. Il est aujourd’hui largement admis que cet engin a cependant atteint une limite technologique, rendant impossible toute nouvelle évolution majeure dans les domaines de l’armement, de la protection et de la vétronique. Les échecs successifs des différents programmes de remplacement du Bradley ont amené l’armée américaine à faire de sa succession une priorité majeure. L’histoire de son remplacement n’a pas été un long fleuve tranquille. 


                     
1. Future Combat System (FCS) 2003 – 2009  
La première tentative de remplacement du Bradley est contenue dans le programme FCS. Introduit en 1999 par le Général Shinseki, le « père » de l’empreinte logistique, ce programme définit les véhicules terrestres et aériens, habités et / ou  téléopérés qui agiront sur le champ de bataille du futur. En 2003, le programme FCS vise à créer de nouvelles brigades pouvant agir selon les principes du "Network Infocentric Warfare", ou guerre info centrée en réseau, concept développé et amélioré depuis son apparition en 1991 au cours de la première Guerre du Golfe. FCS est selon l’armée américaine le programme de modernisation le plus ambitieux et le plus visionnaire depuis la Seconde Guerre Mondiale. General Dynamics et BAE Systems développent la famille des "Manned Ground Vehicles" regroupant tous les vecteurs terrestres devant opérer dans le cadre du programme FCS. La  plateforme désignée XM1206 "Infantry Carrier Vehicle" (ICV) regroupe un ensemble de véhicules de transport et de soutien d'infanterie. Avec un équipage de deux hommes, l’ICV peut transporter 9 fantassins et est armé d'un canon MK44 de 30 mm et d'une mitrailleuse de 7,62 mm. L'ICV est décliné en quatre versions correspondant chacune à un niveau d’emploi depuis la compagnie jusqu’au groupe de combat. Dotés de moyens C4I différents ces quatre engins ne présentent aucune caractéristique extérieure spécifique pouvant faciliter leur identification. Les versions « Rifle Squad ICV » et « Weapons Squad ICV » destinées au combat de contact débarqué transportent chacun un groupe de combat pouvant être appuyé par les armes de bord, et ce quelques soient les conditions climatiques, le terrain et l’environnement.

Ces deux engins font partie des 18 véhicules habités, Manned Ground Vehicles (MGV) qui doivent être mis en service dans le cadre du programme FCS[1] aux côtés d'une demie douzaine d'engins téléopérés ; tous ces véhicules sont connectés grâce à un réseau de commandement complexe. L'accent mis sur la manœuvrabilité stratégique et opérationnelle avec le triptyque "see first, decide first, act first !" impose à l'armée américaine d'échanger du blindage et de la protection contre du renseignement et de la capacité de décision. En outre, l'armée américaine ne peut appréhender la totalité des technologies immédiatement nécessaires, ni celles permettant de satisfaire les besoins futurs. A ces difficultés s'ajoute une gouvernance de programme mettant en place des relations toxiques entre les gestionnaires du programme  et les contractants, dont les deux principaux Boeing et Saic. Cette gouvernance prévoit que ces deux sociétés sont responsables de l'évaluation de leurs performances dans le cadre du projet ! En avril 2009, alors que 18 milliards de dollars ont déjà été dépensés et qu'aucun équipement n'a été livré, le Secrétaire d’État à la Défense Gates décide restructurer profondément le programme. Le développement des Manned Ground Vehicle du programme FCS est abandonné au profit du développement d'un nouveau véhicule le "Ground Combat Vehicle" GCV.

2. Ground Combat Vehicle (GCV) 2009 -2014.
A la suite de l'annulation du FCS, le concept de plateforme et de guerre en réseau est relégué au second plan au profit d'un véhicule unique pouvant  être adapté à la totalité des missions de l'armée américaine et intégrant les enseignements des engagements en Irak et en Afghanistan. L'armée américaine en charge du développement de ce nouveau véhicule émet en 2010 une Request For Proposal (RFP) avec un déploiement prévu entre 2015 et 2017. Trois entités répondent à cette RFP : la première autour de BAE Systems et Northrop Grumman ; la seconde constituée par General Dynamics, Lockheed Martin, Raytheon, and MTU Detroit Diesel et enfin une troisième incluant SAIC, Boeing et les firmes allemandes Krauss-Maffei Wegmann (KMW) et Rheinmetall Defence. BAE affirme que son projet aura une survivabilité au moins égale à celle du MRAP RG33 , General Dynamics ne communique aucune information sur son projet dont il ne diffuse aucune image, tandis que le troisième concurrent s'appuie sur une version améliorée du Puma en service dans l'armée allemande, intégrant les enseignements d'Afghanistan et d'Irak. 



 

La RFP initiale émise en février 2010 prévoit une notification des contrats de développement technologique au troisième trimestre de la même année. En aout, alors que l'armée américaine est entrée dans la phase de sélection des projets, la RFP est annulée par le Département de la Défense qui souhaite disposer de plus de temps pour l'intégration des différentes technologies et vérifier la maturité des technologies qui seront utilisées tout au long du projet, prévu sur sept ans. Une nouvelle RFP doit être publiée dans les soixante jours suivant l'annulation, les services officiels attendant que première sociétés répondent à ce nouvel appel d'offres également ouvert aux sociétés étrangères. La RFP révisée est publiée en novembre 2011 fixant les conditions de cette nouvelle compétition. En termes de calendrier, la soumission des offres est attendue en janvier 2011, la notification des contrats de développement en avril pour la livraison du premier prototype en 2014, une industrialisation en 2018 et l'équipement de la première unité est attendu pour 2019. Côté technique, l'engin à roues ou chenillé doit pouvoir embarquer dans un C-17 et couter entre 9 et 10,5 millions de $, avoir un cout d’entretien inférieur à 200 $ par mile opérationnel parcouru. Ce projet fait naitre des inquiétudes chez les industriels qui ne semblent pas maitriser toutes les technologies demandées par l'armée et surtout ne savent pas combien de véhicules le Pentagone souhaite acquérir pour remplacer les véhicules de combat d'infanterie au sein des Armored Brigades Combat Teams (ABCT) dont 50% sont des Bradley. Plusieurs rapports estiment en outre que le cout de ce véhicule le rend vulnérable aux potentielles coupes budgétaires et prédisent au GCV une fin semblable au Marine Corps Expeditionary Fighting Vehicle (EFV) annulé en janvier 2011 après avoir couté trois milliards de $. Les risques de voir le programme GCV ne pas entrer en production suscite également des inquiétudes chez les industriels concernés en termes de maintien de leurs capacités de production avec une fin de production du Bradley prévue en 2012, du Stryker en 2013 et du rétrofit des M1 en 2014 ; la revalorisation du Paladin étant la seule activité programmée entre cette date et le début de la production du GCV. Cette possible pénurie d'activités de développement et de production pourrait entrainer l'abandon de certaines activités par les grandes entreprises laissant le champ libre aux industriels étrangers pour les futurs appels d'offres. En dépit de toutes ces interrogations,  aout 2011, l'armée américaine signe deux contrats de développement technologique du GCV ; l'un avec un groupement autour de General Dynamics pour un montant de 439,7 millions de $ et un avec le groupement emmené par BAE Systems d'une valeur de 449,9 millions de $. Le troisième groupement d'entreprises Boeing Saic dépose un recours contre cette notification qui impose un arrêt des travaux jusqu'à la décision finale qui intervient en décembre 2011 rejetant le recours de Boeing. 
En janvier2013, le Pentagone modifie le programme FCS pour le rendre plus abordable et en améliorer la faisabilité. Ces modifications entrainent un décalage de la phase en cours de six mois ainsi que des autres jalons du programme comme le démarrage de la production décalé en 2019, ce qui  impose de trouver une année de financement supplémentaire. En février 2014, le secrétaire d'état à la défense déclare "avoir accepté les recommandations de l'armée pour mettre fin au programme Ground Combat Vehicle et rediriger les fonds vers le développement d'une plateforme de nouvelle génération". 
Durant ses cinq années d'existence le programme GCV a connu deux RFP, un recours judiciaire entrainant une décalage du programme d'un an, des changements de conditions. Le cout de son annulation étant estimé à 1,5 milliards de $. 

3. Future Fighting Vehicle  2014-2018

A la suite de l'arrêt du programme GCV, le Pentagone s'engage dans une tentative nommée Future Fighting Vehicle (FFV) visant à initier, de façon prudente sans contrainte de temps, un programme de véhicule de combat d'infanterie. A la suite des échecs successifs du FCS et du GCV et pour des raisons budgétaires, l'armée américaine privilégie la revalorisation de plateformes existantes au développement de nouveaux engins. Certains membres du Congrès fustigent, cette démarche et accusent l'armée de refuser la modernisation et d'être organisée et équipée comme dans les années 80. Réagissant à ces accusations, l'armée américaine créé en novembre 2017 la Modernization Task Force afin de mettre en place les structures de commandement ou Army Futures Command (AFC), pour renforcer l'unicité du commandement et les efforts de modernisation, jusque là répartis entre cinq commandements. D'une durée assez longue, le Future Fighting Vehicle (FFV) n'a pas vu la présentation de projets innovants ou d'annonces majeures. Mis en place selon certains pour occuper le terrain et conserver des financements, le FFV a permis la mise en place de structures de pilotage nécessaires à la quatrième tentative de remplacement du Bradley. 

4. Next Génération Combat Vehicle : juin 2018 - octobre 2018

 
En juin 2018 sous la pression du Congrès l'armée donc adopte une nouvelle stratégie de modernisation dans laquelle le programme NGCV devient celui du remplacement du Bradley et constitue la seconde priorité des six chantiers de modernisation de l'armée américaine ou Big six [2]. L'AFC atteint sa pleine capacité opérationnelle (Full Operational Capability) le 31 juillet 2019, date à laquelle toutes les organisations et bureaux en charge de la modernisation lui sont rattachés ainsi que huit comités pluridisciplinaires Cross-Functional-Teams (CFTs). Ce programme se veut moins contraignant que son prédécesseur, le projet NGCV vise à favoriser la réflexion au delà du simple Véhicule de Combat d'Infanterie, qui pourrait succéder au Bradley. L'armée américaine par la voix du responsable programme VCI, affirme que le NGCV pourrait être constitué d'un véhicule unique remplaçant le char Abrams, le Bradley, potentiellement le Médium Protected Fire (n'existe pas encore !) et même le Stryker. Ajoutant même que le NGCV pourrait être une famille de véhicules très similaire au programme FCS ! le calendrier du programme NGCV prévoit un équipement des forces avec ces matériels à partir de 2035 basés sur les technologies qui existeront déjà en 2025. Programme le plus court de tous, le NGCV a néanmoins défini les caractéristiques des engins du programme suivant et a ouvert une large porte aux véhicules téléopérés.

5. Optionally Manned Fighting Vehicle (OMFV) Octobre 2018 -Janvier 2020

En octobre 2018, l'armée décide de renommer le programme NGCV et d'y ajouter des programmes de véhicules et pourrait s'appeler le Programme NGCV. Dans le périmètre de ce nouveau programme NGCV, on trouve les projets de développement suivants : 
Optionally Manned Fighting Vehicle OMFV : remplaçant du Bradley.  
Armored Multi-Purpose Vehicle AMPV :remplaçant du M113
Mobile Protected Firepower MPF :Char léger pour les IBCTs[3]
Robotic Combat Vehicles RCVs déclinés en 3 versions : Light, Medium et Heavy.
The Decisive Lethality Platform (DLP): Remplacement du M1.
Les principales exigences du programme OMFV sont les suivantes : 
- Optionally manned - Équipage facultatif : capacité de l'engin à conduire des actions pilotées à distance même en l'absence de l'équipage.
- Capacity : équipage de deux hommes maximum, capacité d'emport sous blindage d'au moins six fantassins.
- Transportability : Aérotransportable par C17 et prêt au combat en 15 minutes après dépose.  
- Dense urban terrain operations and mobility : comprend un système de surpointage de l'armement et une capacité d'engagement simultané d'objectifs différents par les armements de bord.
- Protection : Protection permettant de survivre sur les champs de bataille actuels et futurs. 
- Growth : Potentiel permettant l'installation des différents équipements prévus et des améliorations prévues. 
- Lethality : Application de feux  directs, précis à une portée accrue, au moyen d'armement de moyen calibre, laser et missiles tous temps, jour /nuit, dans toutes les configurations de mouvement et d'attitude des objectifs et du porteur. La plateforme doit posséder un système de transfert de cibles au profit d'éléments embarqués, débarqués ou téléopérés.
- Embedded platform training : Système de formation et d'entrainement embarqué
- Sustainability : La plateforme être innovante dans le domaine de la propulsion, de l’efficacité énergétique, de l'autonomie, de la fiabilité et de l'allégement des opérations de maintenance.

Les réponses à l'appel d'offres sont attendues pour le 1er octobre, pour permettre la sélection de deux projets pour une phase d'évaluation et de tests. Le contractant devant fournir 14 véhicules de présérie dans les 14 mois suivants la signature du contrat ; l'armée américaine a budgété 378 millions de $ pour  la seule phase d'évaluation. 3590 véhicules OMFV sont prévus être commandés et livrés à partir de 2026. 
Seules General Dynamics et RheinMetall- Raytheon remettent une offre après que BAE Systems avec le CV90 MkIV ait décidé pour des raisons encore inconnues de ne pas soumettre de candidature. 

General Dynamics présente une nouvelle version du démonstrateur Griffin III présenté au cours du salon AUSA 2018. Basé sur un châssis ASCOD à six roues, le Griffin est équipé d'une tourelle armée d'un canon de 50mm. Doté de blindages "amovibles" le poids du Griffin voisin de 30 tonnes dans sa configuration de base peut atteindre 40 tonnes en ordre de combat. Sa plateforme partagée avec celle du projet MPF permettrait à l'armée américaine de réaliser des économies grâce à de nombreuses communalités.

RheinMetall associé à Raytheon présente le Lynx KF 41, directement issu du modèle engagé dans le marché australien Land 400 Phase 3. Plus lourd que son concurrent avec un poids de 35 tonnes, il peut embarquer un équipage de 3 hommes et 9 fantassins équipés. Le KF41 est équipé d'une tourelle armée du canon Wotan de 35mm.
Pour des raisons administratives encore confuses, le prototype du Lynx devant être remis aux autorités le 1er octobre ne peut rejoindre les Etats-Unis en temps et en heure, entrainant de facto le retrait de Rheinmetall de la compétition. Selon certaines sources, le report possible de la date de remise des offres aurait fait l'objet d'un vif débat entre
l'AFC et les organismes d'acquisitions. Ces derniers étaient favorables à un report alors que l'AFC ne le souhaitait pas. Cette rigidité amenant au retrait de RheinMetall est difficilement explicable, revenant à ne conserver qu'un seul concurrent. D'autres industriels qui avaient montré un intérêt pour cet appel d'offres ont souligné la difficulté de répondre à la centaine d'exigences du programme OMFV dans une période de quinze mois, sans aucun véhicule de développement. A titre de comparaison, dans la phase III du programme Land 400, cinq exigences formelles ont été émises ; la période d'évaluation est prévue durer 24 mois et utiliser  des véhicules de développement. En fixant d'emblée des exigences quasiment inaccessibles, le programme OMFV contenait les raisons de son échec et de son abandon par l'armée américaine après seulement 14 mois d'existence. L'arrêt du programme est annoncé le 16 janvier 2020 laissant l'armée américaine une nouvelle fois sans successeur pour le Bradley qui fêtera ses 40 ans de service l'année prochaine. 

Le remplacement du Bradley est synonyme de deux décennies d"échecs et de gaspillage. L'ambitieux programme FCS a consisté à essayer d'emballer les capacités d'un char de 70 tonnes dans une plateforme de 20-30 tonnes. Le programme GCS à l'autre extrémité du spectre proposait de remplacer le Bradley de 30-40 tonnes par un château fort de 64-84 tonnes sur chenilles ! Le programme OMFV d'un montant de 45 milliards de $ s'est terminé sans gloire en janvier dernier ; arrêt précipité par la disqualification surprenante d'un des concurrents ! Le Pentagone et les services concernés feraient bien de prendre soin des fournisseurs étrangers qui pourraient constituer la seule planche de salut pour trouver sur étagère un successeur au Bradley. 

Notes :
[1] Véhicules habités chenillés du programme FCS : 
XM 1201 : Reco & Surveillance Vehicle RSV ; 
XM 1202 : Mounted Combat System MCS ;
XM 1203 : Non Line Of Sight Cannon NLOS-C ; 
XM 1204 : NLOS Mortar NLOS-M ;
XM 1205 : Field Recovery and Maintenance Vehicle FRMV ; 
XM 1206 : Infantry Carrier Vehicle IFV ;
XM 1207 : Medical Vehicle Evacuation MVE ; 
XM 1208 : Medical Vehicle Treatment MVT ;
XM 1209 : Command and Control Vehicle C2V;

[2] Les " big six " sont dans l'ordre de priorité : 
Long Range Fire Precision LRPF ;
Next Generation Combat Vehicles NGCV ;
Future Vertical Lift FLV ; 
The  Network ;
Air & Missile Defense AMD ;
Soldier Lethality.

[3]Infantry Brigade Combat Teams : groupement constitué de 7 bataillons dont 3 d'infanterie, 1 de cavalerie, 1 d'artillerie, 1 du génie et 1 bataillon de soutien brigade. 

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