UN POWERFUL ARMORED PACKAGE POUR L'UKRAINE ?

Au cours d'un long échange téléphonique avec son homologue ukrainien, le Président de la République aurait annoncé la livraison d'un "powerful armored package". Évoquant cette conversation, la partie ukrainienne a annoncé de nouvelles décisions [françaises] qui renforceront le potentiel de combat de l'Ukraine. Kiev s'est déclaré satisfait de la confirmation par la France de la fourniture aux forces armées ukrainiennes d'un "powerful armored package". Il n'en fallait pas plus pour voir fleurir de nombreuses hypothèses sur le contenu de ce package, parmi lesquelles celle du transfert de Jaguar. Alors que l'hypothèse d'un "geste fort" de la France contre lequel Blablachars s'était exprimé, avait en son temps occupé le paysage médiatique, celui de Jaguar ne semble guère occuper les esprits en dépit de son caractère totalement incongru, sur lequel Blablachars souhaite apporter quelques précisions dans les lignes qui suivent.

Pour les tenants de ce transfert, le Jaguar est considéré le "meilleur blindé léger du monde" et à ce titre semble parfaitement indiqué pour fournir la puissante capacité blindée évoquée par la partie ukrainienne. En dépit d'un enthousiasme très compréhensible, cette affirmation est erronée car elle ne prend pas en compte une réalité pourtant évidente : la nouveauté du Jaguar. Le blindé français, fruit de la coopération au sein d'un GME (Groupement Momentané d'Entreprises) de plusieurs industriels français a rejoint les rangs de l'armée de terre au milieu de l'année dernière. C'est au sein du 1er Régiment Étranger de Cavalerie, stationné à Carpiagne que le félin français a démarré son intégration dans la Cavalerie Blindée et effectué ses premiers tirs. Les équipages formés au sein du 1er Régiment de Chasseurs d'Afrique à Canjuers se familiarisent à la mise en oeuvre de leur engin dans un environnement tactique. Pour les militaires, ce processus d'adaptation progressive ne constitue pas en soi une nouveauté, il est caractéristique de la mise en service d'un engin de nouvelle génération. Pour reprendre un exemple connu, le Leclerc dont les premiers exemplaires sont arrivés en janvier 1994 au 2ème escadron du GE503 n'a été déclaré opérationnel qu'en 1998 soit quatre ans après. Durant ces quatre années, les équipages accompagnés par l'industriel ont intégré le char dans l'armée de terre, en réalisant plusieurs activités tactiques (grands exercices comme Yonne 97, MED-XL,) techniques (simulation, parcours de tir) ou de formation des futurs équipages. Toutes ces activités furent conduites avec le soutien des industriels concernés et en liaison avec les différents organismes impliqués dans la mise en service du char tels que la Section Technique de l'Armée de Terre, l’École de Cavalerie ainsi que différents états-majors. Cette période fut également ponctuée par de nombreuses présentations et démonstrations au profit d'autorités civiles et militaires, françaises et étrangères.  Il est donc clair que le Jaguar, au stade actuel de sa mise en oeuvre par l'armée de terre ne saurait être confié à une armée étrangère en vue de son engagement immédiat. A cet argument, certains pourraient penser qu'une telle hypothèse pourrait renforcer l'image de l'engin sur de potentiels marchés export, ce qui semble peu évident à ce stade de son développement. L'effet obtenu pourrait être totalement inverse à celui recherché, à savoir une déconsidération de l'engin, en dépit de capacités réelles. 

Les caractéristiques du Jaguar en font un engin spécifique, particulièrement dans le domaine de l'armement de bord totalement inédit dans l'armée de terre. Le choix du canon de 40mm CTA (Cased Telescoped Ammunition), développé avec le Royaume-Uni par la firme franco-britannique CTAI, constitue une première pour l'armée de terre. Le caractère inédit de cet armement ne repose pas sur son calibre, connu et en service dans plusieurs armées mais bien dans la technologie choisie, à savoir les munitions télescopées. Cette arme dont le développement a nécessité plusieurs années doit maintenant être intégrée dans l'armée de terre grâce à des cursus de formation spécifiques à l'usage des équipages et des maintenanciers, afin de permettre aux unités équipées de Jaguar de tirer le meilleur parti de cet équipement novateur. Même si l'on peut contester le choix de cette solution technique, l'adoption du canon de 40mm CTA impose également la mise en place d'une nouvelle chaîne d'approvisionnement en munition, aux caractéristiques uniques. Le déploiement du Jaguar sur le théâtre ukrainien, nécessiterait donc de prévoir des solutions de soutien dans le domaine du maintien en condition mais aussi du ravitaillement et plus particulièrement des munitions, ajoutant un nouvel élément à un puzzle déjà bien fourni. Dans le domaine du soutien, la nouveauté du Jaguar est également synonyme de rareté de la ressource humaine apte et surtout qualifiée pour intervenir sur l'engin aux différents niveaux techniques d'intervention. Dans le domaine de l'armement, l'autre point qui doit être souligné est celui de la présence de missiles Akeron pouvant être tirés depuis l'engin. Depuis l'AMX13 SS11, l'armée française avait renoncé au couplage canon missiles sur ses engins, cette (re)découverte impose l'établissement des politiques de tir, de soutien et de formation adaptés à cette nouvelle combinaison, dont les différents éléments étaient auparavant répartis sur plusieurs engins, en cours de remplacement par le Jaguar, parmi lesquels l'AMX 1ORC dont plusieurs exemplaires ont été transférés à l'Ukraine. 

 

En raison de sa définition et de son emploi, le Jaguar ne constitue pas une capacité blindée puissante, mais plutôt un engin de reconnaissance de nouvelle génération. Il est illusoire de penser que cet engin, même à pleine maturité, soit capable de percer des lignes et de prendre part à une contre-offensive contre un ennemi blindé mécanisé, installé sur un terrain très probablement valorisé. Grâce à ses moyens optroniques et à son armement, le Jaguar peut en revanche effectuer des missions de reconnaissance en engageant éventuellement le combat, pour se dégager ou préciser le renseignement. En défensive le Jaguar, peut participer à des actions de défense mobile ou de jalonnement grâce à sa mobilité et son armement de bord. Livrer des Jaguar à l'Ukraine dans le cadre d'un "powerful armored package" serait inapproprié et ne répondrait pas aux attentes des Ukrainiens dans ce domaine. En outre, il faut se souvenir que la future LPM prévoit le décalage de la livraison de 100 Jaguar au-delà de 2030, il serait assez paradoxal de voir nombre de ces engins s'envoler vers l'Ukraine, tandis que l'armée de terre devrait attendre encore 12 ans pour posséder la totalité de son parc. 

Enfin, si les critères exprimés en janvier dernier par le MinArm pour les cessions de matériels à l'Ukraine restent d'actualité, il apparait que le transfert de Jaguar est impossible. Au premier critère retenu par le Gouvernement pour cette analyse "Nous assurer que l'équipement est utilisé à des fins défensives" il est impossible de répondre par l'affirmative, s'agissant d'un engin de reconnaissance possiblement engagé dans une contre-offensive que tout le monde annonce comme prochaine. Le second critère "Ne pas affaiblir notre système de défense" est ici largement problématique s'agissant du Jaguar, dont le processus de qualification opérationnelle se trouverait largement compromis par une possible cession à l'Ukraine. En outre, il serait compliqué d'envisager des actions de formation au profit des équipages ukrainiens sans mettre en péril la construction française dans le domaine. Enfin s'agissant du troisième critère "la garantie de leur maintien en condition opérationnelle", cette condition ne peut pas être remplie pour le Jaguar dont le soutien serait impossible en cas de déploiement en Ukraine.

Tous les éléments évoqués ci-dessus ne permettent pas d'envisager sérieusement le transfert vers l'Ukraine de jaguar. La confirmation par Kiev (même si l'on ne peut exclure une forme de pression) de la fourniture par la France aux forces armées ukrainiennes d'un "powerful armored package" pose cependant la question de la composition de ce possible transfert et de la nature des engins concernés. Il serait bon que certains ne profitent pas de l'occasion pour stimuler leur imaginaire en exprimant des phantasmes tout simplement irréalisables. Il est urgent d'attendre, car pour le moment le mystère reste entier ainsi que la réponse que l'on attend avec impatience !