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mercredi 20 septembre 2023

LE LECLERC ENTRE LES ORS DU SENAT ET LES SABLES EMIRIENS

Lors de son audition devant la Commission de la défense nationale et des forces armées de l'Assemblée Nationale, le 12 avril dernier le Général d'Armée Schill, Chef d'Etat-Major de l'Armée de Terre (CEMAT) avait réaffirmé la prééminence du MGCS dans les réflexions sur le futur du segment de décision de l'armée de terre. Cette empreinte se traduisant dans les propos du CEMAT par le rejet de toute idée de développement d'un char de transition qui aurait pu être basé sur l'E-MBT, et par l'adoption d'une modernisation minimaliste du Leclerc pour lequel le CEMAT se fixait comme " objectif de court terme [...] de prolonger les LECLERC jusqu’en 2040 ou 2045" estimant "qu’il est possible de le faire en les modernisant, notamment en numérisant la tourelle, en modifiant le viseur et en pérennisant le moteur." Sans calendrier précis, cette annonce revenait à condamner le char français à une mort lente en attendant la mise en service du Main Ground Combat System (MGCS) à l'horizon 2040-2045. Hypothèse dont la survenue est devenue encore plus incertaine au regard des récentes déclarations de la partie allemande sur le sujet. Le 31 mai dernier soit sept semaines après cette première audition, c'est devant la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat que le CEMAT est revenu sur l'avenir du Leclerc et sur sa modernisation avec plusieurs annonces à propos desquelles Blablachars a souhaité vous livrer quelques réflexions. 

Bien que cette audition se soir déroulée à huis clos, l'essentiel des propos tenus par le CEMAT devant cette Commission ont néanmoins été rendus publics. On a pu lire que selon le Général Schill, "Certains segments du programme MGCS pourraient glisser dans le temps pour des questions industrielles" soulignant le retard prévisible de la robotique terrestre confrontée dans son développement à l'existence d'un milieu plus complexe que les milieux aériens et navals. Il serait intéressant de savoir si cette nouvelle précision du CEMAT sur le calendrier du projet franco-allemand pourrait indiquer que l'horizon 2040-2045 évoqué sept semaine plus tôt est d'ores et déjà caduque, ouvrant la porte à une mise en service encore plus tardive, rendant impérative le lancement d'une véritable modernisation du Leclerc. 

La suite des propos du général Schill pourrait fournir un élément de réponse, avec l'objectif annoncé par le CEMAT "de lancer une première modernisation du char." Ces propos, si ils ne contrastent fondamentalement pas avec ceux tenus le 12 avril, marquent cependant une (petite) évolution sur le sujet avec l'évocation d'une "première modernisation" laissant penser au lancement d'un véritable programme. L'inquiétude suscitée par l'absence de toute précision quant à la nature et au contenu de cette modernisation est presque dissipée par l'autre bonne nouvelle contenue dans les propos du CEMAT, pour qui 2025 sera l'année de définition de "la portée et [de] la profondeur de cette modernisation." Ce qui laisse deux ans aux organismes et personnes concernées pour plancher sur un sujet sur lequel l'actualité et les efforts de plusieurs pays dans le domaine devraient fournir de précieuses indications, à moins que ces différentes opérations ne soient pas connues des services concernés. Il convient de noter que le sujet de la protection active n'a fait l'objet d'aucune communication supplémentaire au cours des deux auditions parlementaires, depuis son évocation par le CEMAT à la fin de l'année dernière. Ce silence sur le sujet peut laisser penser que le (re)démarrage du projet français se déroule dans les conditions prévues, à moins que ce mutisme ne soit le signe de difficultés plus ou moins importantes sur le sujet. Cette incertitude ne doit pas faire oublier que cet équipement devra impérativement figurer dans la copie attendue en 2025. Avec ces différentes évocations, le CEMAT "rhabille" habilement le projet de Leclerc Mk3, objet d'un amendement sénatorial rapidement condamné par le MinArm en juillet dernier. 

L'ouverture de ce projet de modernisation à des partenaires étrangers constitue un véritable "scoop" car ne contenant aucune référence à notre traditionnel "partenaire allemand". A l'instar de ces derniers, qui choisissent leurs partenaires parmi leurs clients avérés et potentiels, c'est en toute logique la France se tourne vers les Émirats Arabes Unis, utilisateurs du Leclerc depuis la fin des années 1990. Si l'on peut se féliciter de ce choix, on ne peut que regretter qu'il n'ait pas été fait plus tôt, tant ce partenariat semble logique. Abu Dhabi, qui a exprimé depuis plusieurs années son souhait de moderniser les chars Leclerc en service dans ses Forces terrestres s'impose donc comme le partenaire privilégié d'une véritable modernisation du char, répondant aux besoins des deux armées. Au-delà des aspects technique et financiers de ce partenariat, cette initiative pourrait permettre au Leclerc de retrouver toute sa place au sein de la coopération franco-émiratie, dont il a été un des vecteurs majeurs pendant plusieurs décennies, contribuant à forger des liens solides entre les deux armées et leur composante blindée. C'est donc un choix logique et cohérent qu'il convient d'honorer comme un véritable engagement vis à vis de notre allié émirati, en évitant les décalages et retards dont certains de nos programmes sont encore affectés sans imputer nos propres difficultés (réelles ou supposées) à notre partenaire. Si l'annonce d'une échéance calendaire et la mise en place du partenariat avec les Émirats Arabes Unis constituent deux bonnes nouvelles pour le char français et ses défenseurs, il est nécessaire de s'interroger sur la modernisation actuellement en cours. 

 

Avec un objectif annoncé de 160 chars modernisés à l'horizon 2030, celle-ci peut-elle cohabiter avec le projet esquissé par le CEMAT ? Dans ce cas, nous aurions deux chantiers de modernisation simultanés respectivement dédiés à la scorpionisation du Leclerc et l'autre consacré à la modernisation. Avec un rythme de 18 chars par an, la scorpionisation actuelle peut-elle cohabiter avec un chantier plus ambitieux nécessitant plus de moyens et un temps d'immobilisation plus important. Un arrêt en 2025 des opérations en cours se traduirait par la coexistence au sein du parc de 122 chars rénovés (Paragraphe 2.2.2 du rapport annexé à la LPM) aux côtés des 80 engins restant à moderniser. Cette cohabitation à laquelle pourrait s'ajouter la modernisation annoncée par le CEMAT aurait un impact important sur le l'entrainement et la formation des équipages. Plus que l'intégration "quasi-obligatoire" de sous-systèmes tels que la protection active, la vision périphérique ou une nouvelle motorisation hybride, la place de ces deux projets, leur éventuelle coexistence ou abandon devraient être au coeur des travaux à mener d'ici 2025. Rappelons sur ce sujet que les Émirats Arabes Unis n'ont pas encore démarré leur programme de modernisation, dont la décision de lancement ne s'est pas encore traduite par l'entrée sur chaine des premiers engins. Il convient donc de respecter le calendrier évoqué et d'en préciser au plus tôt les détails. 

Enfin, le CEMAT a évoqué la chute prévisible de la disponibilité des chars durant les opérations de modernisation. Cette situation entrainera une réduction des heures de fonctionnement "pendant la période initiale de modernisation." Si l'on se réfère au calendrier prévu par la prochaine LPM, cette réduction pourrait donc être de mise pendant 7 voire 12 ans, la modernisation actuelle doit s'achever en 2035, avec un premier jalon de 160 chars rénovés en 2030. Cette réduction  telle qu'elle est annoncée pourrait se révéler catastrophique l'entrainement des équipages, dont le volume horaire a été fixé à 115 heures dans la LPM 2019-2025 (Point # 180 du rapport annexé à la Loi de Programmation Militaire 2019-2025). On sait que ce volume horaire annuel prévu n'a jamais été atteint, avec un maximum de 54 heures annuelles effectuées par les équipages ! Bien que ne disposant d'aucune précision sur l'ampleur de la réduction annoncée, il est certain que celle-ci aura un impact désastreux sur une situation déjà très difficile. Au-delà de l'efficacité opérationnelle de notre segment de décision, cette réduction pose également la question de l'attractivité du métier de tankiste déjà fortement malmenée dans notre armée, mais aussi de la fidélisation des équipages. Le niveau d'entrainement résultant de cette décision pourrait également avoir des conséquences sur la tenue du contrat opérationnel qui prévoit la mise sur pied en trente jours d'une brigade "lourde" comprenant deux régiments de chars à quatre escadrons, soit 120 chars auxquels s'ajouterait le volume de deux escadrons supplémentaires "pour pouvoir faire face à une autre menace" selon les termes du CEMAT. Scénario déjà remis en question par l'Otan pour laquelle l'armée de terre ne pouvait déployer qu'une brigade renforcée en 30 jours et une éventuelle seconde brigade, 90 jours après ! Venant après des nouvelles plutôt "rassurantes" pour l'avenir du char français, la réduction des heures d'entrainement annoncée par le CEMAT est une véritable douche froide.

L'audition du général Schill, plus de 15 mois après le début du conflit en Ukraine ne donne pas l'impression que l'armée de terre semble disposer à remettre le char au centre de son dispositif et à lui donner les moyens de son efficacité. L'évocation d'une "modernisation partagée" avec les Émirats Arabes Unis demeure le point le plus positif des propos du CEMAT devant les sénateurs, dont l'annonce reste cependant teintée d'un relatif pessimisme quant aux capacités d'entrainement de nos équipages. On a pu constater ces dernières semaines l'importance de la formation des équipages dans la maitrise des systèmes d'armes modernes, il serait bon que la France évite cet écueil avant qu'il ne soit trop tard.   

18 commentaires:

  1. Bonjour, Ce qui est fascinant dans toute cette histoire c'est avec quelle constance nos politiques s'accrochent à des programmes communs avec les Allemands. Ces derniers ont compris eux, ils défendent leur industrie s'il le faut au dépend des programmes européens.

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  2. Oui, ce qui est fascinant est la persistance dans l'erreur de nos décideurs . Ils ont manqué beaucoup de trains, mais ne semblent pas en être gênés.

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    1. ...et ce qui est affligeant, c'est que dès que l'on étudie un sujet, c'est la même chose : éducation, nucléaire, etc. etc.

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  3. Franchement flippant...

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  4. Quel gâchis affligeant autour de ce char, on est plus surpris depuis longtemps mais ça fait toujours mal au coeur.

    Ca reste une bonne nouvelle si le Leclerc est sérieusement uprgradé, mais on sait déjà que tout ce fera dans la douleur, la difficulté, l'appauvrissement des compétences... Jusqu'au bout ces EM successifs auront détérioré l'arme blindé.

    C'est à se demander si la devise de l'école de cavalerie ne va pas devenir un jour "Qui pneu le plus pneu le moins".

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  5. Régiments à 3 ou 4 escadrons ?
    1 ou 2 brigades pour le contrat ops ?
    Ça navigue à vue dans l’AdT ? Moi je suis dans la brume

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  6. Vendredi dernier, le DGA a été à Berlin, et dans la semaine qui suit sortent toute une série d'articles sur une modernisation profondeur du Leclerc avec les EAU...
    Hasard de calendrier sans doute

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  7. Dans le même temps, Israël annonce la mise en service du "Barak", la dernière évolution de son Merkava qui est en passe de prendre la première place sur le podium des meilleurs chars de bataille du monde. Le tout sans interminables palabres, sans partenariats foireux, avec ses propres ingénieurs et industriels et avec une production qui démarre sur les chapeaux de roues. ... La comparaison est cruelle et les louvoiements des décideurs français sont lamentables !!!

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    1. Comment vous dire... le Merkava c'est un produit en partenariat avec General Dynamics

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  8. Ils VEULENT la mort du char français ;
    pour le remplacer par un char "européen", allemand en fait (Le MGCS auquel ils s'accrochent tant, en France, est juste un prétexte.).
    C'est de la pure idéologie.

    En 2045, le Leclerc aura un demi siècle de service ; un peu comme ci aujourd'hui nos armées étaient équipées uniquement d'AMX30 ; de première génération en plus :
    Quelle modernité !

    Tout ça par pure idéologie !!! Ils sont prêt à tout sacrifier.
    Et une histoire industrielle vieille de plus d'un siclé au passage ; une des rares désormais vraies industries qui nous restait encore ((Là aussi entre les discours politiciens, et la réalité... Il y a de plus en plus un gouffre, béant.)) !!!! ?
    Ils sont devenus complètement fous avec leur histoire d'Europe.

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    1. "Ils sont devenus complètement fous avec leur histoire d'Europe."
      --->"Ils sont fous ces européens !"
      Ob-Félix GARCIA
      ^^

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    2. Ces européistes, forcenés en effet.

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  9. L'industrie de guerre allemande est florissante. Ils sont les champions en matière de blindés lourds. Grace au conflit Russie/Ukraine, ils engrangent des commandes de Léo 2 A8 en pagaille. D'un côté, América First, de l'autre, Deuschland uber Alles et enfin la France Macronniste qui ne parle que d'Europe. au détriment de l'industrie française. Nous équipons nos régiments blindés avec le l'EBRC Jaguar. Combien allons nous en vendre à l'export.???? Zéro parce que trop cher, trop sophistiqué, trop vulnérable ???

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    1. l'EBRC a été acheté par la Belgique au nombre de 60 exemplaires.

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  10. Si leur éventuel, "mark" 3 (En attendant ?) est à l'égal du "mark" 2 cela va encore nous faire une sacrée belle jambe, de bois.

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  11. Il faut arrêter de fantasmer, l'AT d'aujourd'hui n'est pas formatée pour faire plus avec ce qu'elle n'a pas et au-delà du seul char de bataille. Il faudra plus d'une LPM pour s'en remettre et à format identique.

    L'industrie indépendante française du char de bataille n'existe plus. Dans la période seul un retrofitage du Leclerc reste possible pour le faire durer dans des standards évolutifs acceptables. Le super-char lourd anti-tout restera, apparemment, une spécificité Israélienne, sauf surprise Chinoise ou Nord-Coréenne avec une copie de l'ARMATA fonctionel. Une énième itération d'un Euro-Leo-3 se fera en toute logique.

    L'évocation d'un programme lié avec les Leclerc Emiriens, voire Jordaniens, peut nous amener à une coopération intéressante et intéressée. Par contre une dispersion technique trop grande peut poser problèmes en terme de délais, coût et transferts techniques (?).

    Un "turn-over" classique sera mis en oeuvre pour la révision/modernisation. Hors attrition importante et avec une organisation industrielle qui ne relèvera pas du bricolage, nous saurons faire..., en principe. Le recrutement qualitatif restera difficile (!) et l'entraînement des équipages se fera cahin-caha, comme d'habitude, avec de nouveaux outils virtuels performants. Manoeuvres et "mesures de réassurance" feront le reste.

    Le volume total des Leclerc n'a jamais été utilisé à 100 %, tout comme l'ensemble de nos forces. Avoir une Brigade Blindée disponible et opérationnelle est déjà très bien. Je sais, cela ne fait pas beaucoup pour faire une guerre contre la Russie, la Chine et bien d'autres, comme les plus furieux semblent le croire ou le vouloir... Déjà, réglons nos "petits" problèmes militaires et existentiels en Afrique, tout en préservant l'accès aux ressources, avant de "faire un malheur" à l'Est... :)

    Le "but futur" et incertain du MGCS/TITAN sera atteint par incréments techniques bien au-delà de 2040, personne n'en doute. Un besoin "commun" avec l'Allemagne n'est même pas certain aujourd'hui et un tuilage sera incontournable pour bien assurer la transition des moyens.
    Là viendra, possiblement, s'insinuer un plan "B", pour faire le joint et préserver l'avenir avec ou sans l'Allemagne. Les politiques et alliances sont versatiles.

    À terme le besoin ne sera pas un moyen unique mais un ensemble d'effecteurs plus ou moins blindés, piloté ou pas et ne devant pas dépasser une certaine masse pour être utilisable sur une grande élongation (?).

    D'ici là, le monde aura évolué... et il faudra, aussi, faire la RMV du VBCI et réussir le VBEA dans un "collectif" Européen, tout en pensant au renouvellement et l'emploi de l'artillerie, du Genie, du Train, du Matériel, etc... Ouf !

    À chaque jour suffit sa peine.

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    1. Apparemment lancement d'un plan national Leclerc pour mettre au poi.t un Leclerc 2 (c'est sur air-defense.net/forum)

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  12. Bientôt 50 Leclerc en Roumanie ?
    https://www.opex360.com/2024/03/01/lan-prochain-larmee-de-terre-envisage-de-deployer-jusqua-50-chars-leclerc-en-roumanie/

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